NADEGE BERAUD KAUFFMANN

HISTOIRE

La GRANDE PEUR EN DAUPHINÉ : L'ATTAQUE DU CHATEAU DE LA GARDE

31 juillet et 1er août 1789

Le château de la Garde était situé à Eyzin -aujourd'hui Eyzin-Pinet, un village dans le nord de l’Isère actuelle, à une dizaine de kilomètres de Vienne. 

 

 

 

 

 

 

 

 

Connaissez-vous cet épisode de la Révolution française ?

La Grande Peur est un mouvement de panique populaire qui se propage durant le mois de juillet 1789 dans une grande partie de la France en quelques jours seulement. Aux alentours du 19 juillet des messagers à cheval partis de Paris le 14 apportent en Dauphiné la nouvelle de la prise de la Bastille. Au même moment une rumeur qui devient vite incontrôlable est en train de se propager. Une armée savoyarde composée de dix-mille hommes serait en marche aux frontières de la province ! Tous les ingrédients sont alors réunis pour une réaction en chaîne. La peur ancestrale d'un voisin savoyard belliqueux – la Savoie n’est pas un territoire français -, et l’instabilité parisienne accroissent le sentiment d’insécurité de la population dauphinoise et contribuent à la propagation de ce on-dit. Les paysans, les notables, tout le monde s’arme et bientôt des milices se forment dans les villages afin d’assurer la défense du territoire. Ici et là, des messagers à cheval sont envoyés dans les paroisses où ils font des entrées tonitruantes pour alerter les habitants ; partout on entend l'alarme du tocsin qui résonne dans la campagne aux aguets. Une véritable panique s’empare de la contrée dauphinoise. Il s’agit d’une époque difficile pour les petites gens qui, victime de la famine, étaient déjà en révolte contre les charges accablantes auxquelles elles étaient soumises. Les cahiers de doléances sont d’ailleurs couverts de remarques du tiers état qui traduisent l'exaspération fiscale. Très vite, les villageois se rendent compte qu’il n’y a pas d’ennemi savoyard en vue ; pour certains, la peur mue alors en colère et maintenant qu’ils sont armés, ils se liguent et se retournent finalement contre les nobles dont ils commencent à piller les châteaux et brûler les registres terriers dans lesquels sont inscrits les redevances qu’ils doivent aux seigneurs. Le pays eyzinois va subir leurs foudres de plein fouet. 

 

La défense de la ville de Vienne
Le 23 juillet, en réponse à l’agitation, la ville de Vienne décide en urgence de la création d’un Comité permanent. Dès leur première délibération ses membres créent une milice bourgeoise chargée de surveiller les portes de la ville et au besoin, de la défendre. Le lendemain 24 juillet, le chevalier de Sallemard de Montfort est nommé à sa tête. Il est directement concerné par cette menace car il possède un château à Eyzin qui risque lui aussi de se faire attaquer. Le Comte de Damas, colonel du régiment des « dragons » de la ville, des cavaliers émérites, doit coopérer avec le Comité et se tenir prêt à intervenir si nécessaire dans la campagne alentour afin de mettre fin aux désordres.

Dessin extrait des plans réalisés pour le chapitre Saint-Maurice-de-Vienne, dernier quart du XVIIIe siècle, conservés aux Archives Départementales de l’Isère cote 2G24. 

Carte postale - Château de Montfort (Eyzin-Pinet, Isère)

Les premières déprédations
Le 28 juillet un ancien maître d’hôtel d’une maison forte témoigne devant le Comité permanent : une troupe de brigands « qui court de château en château pour y mettre le feu » sévit entre Bourgoin et la Verpillère. Immédiatement le Comte de Damas décide l’envoi de volontaires accompagnés de dragons sur le chemin de Vienne à Bourgoin.
Le 29 juillet les pillards pénètrent dans l’Abbaye de Bonnevaux, bâtisse cistercienne située à Villeneuve-de-Marc et grand propriétaire foncier de la région, et la saccagent. Des chartes vieilles de plusieurs siècles partent ainsi en fumée, ainsi que des terriers et quantité de manuscrits. 
Le 30 juillet le château d’Hauterive situé à Meyssiez, dont le propriétaire était alors Monsieur Anglès conseiller au Parlement de Grenoble, est lui aussi dévasté. D’après les témoins, les responsables de cette attaque sont les habitants du village eux-mêmes! Ils emportent tout ce qu’ils peuvent, meubles et ferrures, saccagent les bâtiments y compris la chapelle, et brûlent les papiers du seigneur.

 

L’intervention des dragons
Des missives toujours plus inquiétantes arrivent au Comité permanent. De plus en plus de châteaux sont menacés, notamment celui de Saint-George-d’Espéranche le 29 juillet et ceux de Moidieu et Séptème le 30 juillet. De jour en jour le danger se rapproche donc de la ville de Vienne par l’est, tel une traînée de poudre. Le 31 juillet une escouade de dix Dragons sous le commandement du Chevalier de Brussé prend la route pour Eyzin, commune située juste au sud de la route Vienne – Bourgoin, afin d’empêcher les pillages. Trop tard ! Le château de la Garde vient d’être saccagé.

 

Le château de la Garde attaqué
Ce vendredi 31 juillet vers cinq heures du soir, il règne une agitation inhabituelle à Eyzin. Le tocsin sonne au village. Non loin de là, le château de la Garde est attaqué : Abel de Chivallet, major de la ville de Vienne et sa sœur Marie-Reine d’Aiguebelle veuve d’Eurré, effrayés, assistent désemparés au sac de leur demeure par des gens en armes qui volent une grande partie des meubles, des titres et des papiers et cassent les planchers, les toit, les portes et les fenêtres, « de manière qu’il ne reste plus qu’une mazure à la place dudit château » diront ses propriétaires. Les pillards ont le temps de prendre la fuite avant l’arrivée de l’escouade de dragons. Ils comptent bien se rendre ensuite au château de Montfort qui surplombe le village d’Eyzin au sud-est, en direction de Cour-et-Buis. Mais ils sont retardés par quelques habitants d'Eyzin qui parviennent à faire prisonnier l’un d’entre eux, Claude Gaget, un laboureur de la paroisse de Meyrieu âgé de trente-sept ans. Les soldats arrivés sur place quelques heures après se saisissent de cette personne.

Vues actuelles: l'entrée, la maison forte au second plan / vue générale de la cour / vue des anciennes dépendances aménagées en ferme

Ci-dessus : partie ruinée des anciennes dépendances

Ci-contre à droite: bouche à feu de l'une des anciennes tours, placard mural datant du XVIe siècle

Des pillards arrêtés
Les autres pillards continuent leur œuvre jusqu’à l’arrivée de la soldatesque. Les assaillants sont poursuivis et rattrapés au château de Montfort appartenant à Monsieur de Sallemard, alors qu’ils sont justement en train de le dévaster. Une bagarre éclate et deux brigands sont tués par les soldats : un nommé Fassion, charbonnier, originaire de Saint Jullien et un certain Micoullet, journalier dans un hameau de Meyssiez (Saint-Julien de l'Herms et Meyssiez se trouvent à quelques kilomètres à l'est d'Eyzin). Le lendemain premier août 1789, leurs cadavres sont récupérés et il est décidé de leur donner une sépulture sur place, très rapidement. Le consul Monsieur Pétrequin, s’exprimant au nom de l’ensemble des conseillers municipaux, en informe alors Garnier, le curé d’Eyzin, par une missive dans laquelle il lui demande de procéder à la cérémonie d’enterrement immédiatement. Lequel curé relate à son tour les faits dans le registre paroissial. 

Acte extrait des registres paroissiaux et d'état civil d'Eyzin, Coll. communales, 1er août 1789, 9NUM1/AC160/7

Transcription:

Ensuite de la levée que nous avons faite le premier août mil-sept-cent-

quatre-vingt-neuf des cadavres d'un nommé Fassion, charbonnier du lieu

de St Jullien et de celuy d'un nommé Micoullet, journalier au hameau de

Chenaud sur Meyssiez tués nous a-t'on dit par des cavaliers de la maréchaussée

ou des Dragons qui étaient venus secourir le château de Mont Fort

qu'on dépouillait. Nous prions Monsieur Claude Garnier, curé d'Eyzin

de vouloir donner la sépulture ecclésiastique aux dits morts.

 

Acte extrait des registres paroissiaux et d'état civil d'Eyzin, Coll. communales, 1er août 1789, 9NUM1/AC160/7

Transcription

Vue l'ordonnance de messire le châtelain et autres

officiers de la commune de cette principauté de Pinet rendue ensuite

de la levée faite le 1er août 1789 des cadavres d'un

nommé Fassion, charbonnier du lieu de St Julien et du nommé

Micoullet, journalier au hameau de Chenaud sur Meissiez, tués

a-t'on dit par des cavaliers de la maréchaussée ou des dragons

qui étaient venus secourir le château de Mont Fort de cette

paroisse qu'on dépouilloit, j'ai inhumé le premier août, lesdits Fassion et Micoullet

morts le dernier juillet, comme il est dit cy-dessus d'une 

mort violente ...

 

Au même moment d’autres gens en armes, qui avaient peut-être réussi à s’échapper la veille ou bien nouvellement arrivés, donnent à nouveau l’assaut à la Garde où ils continuent l’œuvre de pillage commencée la veille.
Claude Gaget ainsi que les autres pillards arrêtés à Montfort sont conduits à Vienne pour y être interrogés sous la surveillance du maréchal des logis-chef Barotteaux. Parmi eux Pierre Bouliat originaire de Saint-Marcel, journalier à Meyssiez et âgé de quarante-cinq ans, Jean Roche né et demeurant à Saint-Marcel d'Eyzin, âgé de soixante ans environ, Etienne Fassion né et habitant à Saint Julien, journalier de vingt-deux ans, Sébastien Serclérat né à Meyssiez et habitant à Villeneuve, journalier de vingt-cinq ans, Alexis Berthelet né et demeurant à Buis, maréchal de vingt-deux ans, Claude Mathiaz, tisserand né à Beauvoir et habitant à Meyssiez et François Chullin, journalier de Meyssiez. Notons au passage que les séditieux ne sont pas tous des paysans ; parmi eux se trouvent aussi des petits artisans. Durant l'interrogatoire, ils reconnaissent s’être trouvé près des châteaux lors des pillages mais nient avoir participé aux déprédations et aux vols. Certains affirment avoir fait partie de ceux qui défendaient les habitants et un autre précise être « accouru au bruit du tocsin pour apporter du secours ». L’un d’entre eux prétend n’avoir fait « que pousser avec le pied différents papiers dans le feu » … Ces hommes ne sont ni jugés ni condamnés mais simplement relâchés. La pression populaire est la plus forte.

 

Le témoignage des Chivallet
Le 2 août à cinq heures du soir Abel de Chivallet accompagné de sa sœur Marie-Reine, se présentent devant le comité permanent à Vienne afin de témoigner de la « dévastation du château de la Garde » dont ils sont propriétaires. Ils n’en sont pas sûrs mais ils pensent que parmi les pillards se trouvaient des gens du pays. Ce témoignage fut le premier à être entendu officiellement et retranscrit sous la forme d’un procès-verbal. C’est également l’un des rares à figurer dans ce registre du Comité permanent où l’on trouve plutôt le détail du déroulement des événements et des précisions concernant la constitution et la composition de l’assemblée, son organisation -heures de réunion, l'organisation de tours de garde, la désignation des milices citoyennes pour la surveillance permanente de la ville, etc… En tant que major de la ville depuis 1771, Abel de Chivallet y avait certainement ses entrées et y exerçait une grande influence. Cela expliquerait la tribune offerte à son témoignage. 

Témoignage d’Abel de Chivallet et de sa sœur Marie-Reine de Chivallet d’Eurré, suite à l’attaque du château de la Garde, 1789 – Extrait du 1er registre du Comité permanent, Archives municipales de Vienne, côte 23 BB 229.

 

Transcription :

(En marge) Dévastation du château de la Garde.
(Texte) A cinq heures du soir, Madame de Chivalet veuve d’Eurré et
M. de Chivalet de Chamond ont rapporté que le château de la Garde,
qu’ils possèdent dans la parroisse d’Eyzin sur Pinet a été pillé et
dévasté par des brigands les vendredy et samedy derniers ; 
qu’ils leur ont enlevés la majeure partie de leurs meubles et de leurs titres
et papiers, et cassés , *abatus et brisés les planchers, les toits, les portes et les
fenestres, de manière qu’il ne reste plus qu’une mazure à la place dudit
château ; qu’ils ne peuvent pas assurer que dans le nombre des brigands
il se soit mêlé des gens du pais et du voisinage. Mais aux propos
séditieux qui leurs ont été tenus, particulièrement par le nommé
Durant, dit « Maréchal », ils peuvent présumer qu’il y en a qui ont
pris part au brigandage et à la dévastation. 
(Signatures) Chivallet de Chamond        Chyvallet d’Eurré

(NB : on trouve plusieurs orthographes du nom de famille Chivallet au cours des siècles, y compris ici alors qu'il s'agit du frère et de la soeur!)

L’enquête des commissaires d’états du Dauphiné 
Environ deux mois et demi après les déprédations en pays eyzinois, le 14 octobre 1789, deux commissaires d’états du Dauphiné Messieurs Champel et Ronin chargés d’enquêter sur les vols, pillages et incendies des châteaux de l’été précédent, se rendent au château de la Garde appartenant à Monsieur de Chivallet. Les dégâts causés les 31 juillet et premier août précédents sont importants et encore visibles ce qui corrobore le témoignage d’Abel et de Marie-Reine d’Aiguebelle du 2 août précédent. Toutes les portes et croisées ont été détruites, tout le mobilier volé ou cassé et toutes les tapisseries d’ornementation arrachées et volées. Des glaces également ont été brisées, les serrures et espagnolettes volées pour leur fer. Alentour, les serrures du pressoir et celles du portail de la basse-cour et du jardin ont aussi été enlevées et les portails eux-mêmes déplacés et endommagés. Les enquêteurs rencontrent alors le jardinier, seul au château, qui leur confirme le vol ou l’endommagement de la plus grande partie des meubles et effets. Il témoigne également de la disparition des papiers qui avaient tous été brûlés et heureux d’avoir un auditoire de cette importance, il en rajoute peut-être un peu en leur racontant comment il est intervenu afin que la petite chapelle Notre-Dame-de-la-Garde, située dans le château, ne soit pas profanée. 

 

La vague de pillages de l’été 1789 en France s’est arrêtée tout net au début du mois d’août. L’abolition des privilèges cette fameuse nuit du 4 août a sûrement contribué à calmer les esprits, pour quelques temps du moins.


Sources:
Archives municipales de Vienne, côte 23 BB 229 / Premier registre du Comité permanent, 23e registre des délibérations de l’Hôtel de ville de Vienne, commencé le 23 juillet 1789 et fini le 5 août 1789
Archives départementales  de l'Isère:
- Cadastre napoléonien de 1824, section B dite de Chaumont, 
- Matrices cadastrales côtes 6134W 176 / 178 / 179 / 180 / 181
- Registres paroissiaux et d'état civil: Eyzin Coll. communales, 1er août 1789, 9NUM1/AC160/7 

 

Bibliographie:
- Pierre Cavard,«La Grande peur en Viennois », Vienne, Ed. Blanchard Frères, 1988
- Michel Piotrowski, « Montseveroux et les villages voisins », 1991
- M. Rivoire de la Batie, « Armorial du Dauphiné », Lyon, 1867 
- Xavier Roux, « Mémoire détaillé et par ordre de la marche des brigandages qui se sont commis en Dauphiné en 1789 », 1891