NADEGE BERAUD KAUFFMANN

HISTOIRE

Krystyna Skarbek, héroïne polonaise

Une aristocrate qui a du caractère


Maria Krystyna Janina Skarbek est née à Varsovie en 1908. Elle est la seconde enfant du Comte Jerzy Skarbek et Stephania Goldfeder, sœur d’un banquier Juif.
Les Skarbek, au service des souverains polonais au moins depuis le Moyen-Âge, ont une histoire familiale étroitement liée à la défense de leur pays, malmené à de nombreuses reprises au cours de l’histoire. Krystyna a ainsi hérité du patriotisme, de la loyauté et du caractère intrépide de ses ancêtres. L’allure fragile et innocente de cette femme qui passe la plupart de son temps libre à pratiquer l’équitation et à jouer au garçon manqué dissimule une autorité, une fierté et une assurance extrêmement fermes. La défense de la liberté est son cheval de bataille ; sa discrétion sera un atout formidable pour les opérations clandestines. 

Membre d’une famille riche et influente, son avenir paraît d’abord tout tracé. Après ses études dans une école religieuse, elle commence à la fin des années Vingt à fréquenter le beau monde et les salons où se retrouvent les Aristocrates de Varsovie. Dotée d’une très grande beauté et d’un port altier, elle aurait participé au concours miss Pologne de 1930. Cette même année marque toutefois un grand changement dans son mode de vie. Son père qui était un brin excentrique meurt, après avoir dilapidé une grande partie de la fortune familiale. La famille de sa mère a de plus été ruinée au cours des années Trente. Krystyna qui souhaite son indépendance et n’est pas de nature à se laisser abattre trouve rapidement un emploi de secrétaire. Son bureau se trouve au-dessus d’un garage Fiat mais les fumées d’échappement sont importantes au point que, atteinte aux poumons, elle va finir par tomber malade. Le médecin de famille préconise des séjours en montagne et la jeune femme se découvre bientôt une nouvelle passion : le ski. Elle se rend souvent à la station alors populaire de Zakopane située dans les Tatras -montagnes faisant partie de la chaîne des Carpates-, à quelques encablures de la frontière slovaque. Cela lui convient parfaitement : elle préfère cette vie simple avec des gens sans prétention et s’intègre rapidement à la petite communauté très fermée de Zakopane. 

Elle s’est mariée une première fois à l’âge de dix-huit ans avec Karol Getlich, un homme d’affaire, mais l’idylle a tourné court. Elle rencontre son second mari, Jerzy Gizycki, sur les pistes de Zakopane. Ancien chercheur d’or aux États-Unis, cet homme était devenu diplomate en Pologne et écrivain à ses heures perdues, passionné par l’Afrique. Krystyna est sous le charme et ils se marient en 1938 à Varsovie avant de tout quitter pour aller vivre en Afrique, d’abord au Kenya (sous domination britannique). 

La lutte pour la liberté en Hongrie


Le couple se trouve donc loin de la Pologne, précisément à Addis Abeba en Éthiopie, lors de l’invasion allemande le 1er septembre 1939. Soucieux de participer à la défense de leur patrie, ils partent pour Londres où les Officiels et ceux qui ont réussi à fuir se replient progressivement, notamment après l’échec de la France en juin 1940. Krystyna connaît beaucoup de monde et grâce à Frederick Voigt, journaliste et présentateur sur les ondes de la BBC qu’elle connaît, elle est introduite auprès de responsables des services secrets. Elle rencontre George Taylor qui est à la tête de la Section Balkans -Section « D »- et dépend du Secret Intelligence Service (SIS), appelé aussi Military Intelligence 6 (MI6), les services de renseignements extérieurs britanniques. Cette section a été créée afin de saboter sur place l’effort de guerre allemand et de diffuser une propagande antinazie. Taylor décèle beaucoup de potentiel en Krystyna, qui a d’ailleurs déjà élaboré un plan : elle veut se rendre à Budapest en se faisant passer pour une journaliste, puis traverser la Slovaquie et rejoindre en ski la station de Zakopane depuis la frontière polonaise. Une fois là-bas, elle pense pouvoir compter sur ses amis et mettre en place un service de courrier grâce auquel elle pourra faire passer du matériel de propagande aux réseaux résistants polonais. Elle est donc plus que jamais déterminée à défendre son pays et elle achève de convaincre les services secrets de l’envoyer au front.

Le 21 décembre 1939 elle entre en scène pour cette première mission plus que périlleuse. Elle décolle à destination de la Hongrie, pays alors encore neutre, mais plus pour très longtemps. Devenue « Madame Marchand », Krystyna est accueillie par Hubert Harrison, correspondant des « News Chronicle » et contact de la Section D en Pologne, et par Jozef Radziminski, un vieil agent des services secrets polonais qui jouera le rôle de son assistant. Elle trouve un appartement et sans attendre prépare déjà son voyage vers la Pologne. En février 1940, alors qu’il fait 30 degrés au-dessous de zéro et que la couche de neige atteint plusieurs mètres d’épaisseur, elle convainc le skieur champion olympique Jan Marusarz d’être son guide. Elle parvient à rejoindre ses vieux amis à Zakopane et obtient leur soutien. Désormais elle traverse régulièrement le pays, réunit des informations et tisse inlassablement de nouveaux contacts avec la Résistance. Elle retourne ensuite à Budapest afin de rédiger un long rapport à l’attention de Londres. 

Radziminski et Harrison sont rappelés en Angleterre et Krystyna fait désormais équipe avec Andrzej Kowerski, un ancien militaire qui a déjà fait évader des dizaines de soldats polonais et Alliés prisonniers passés par la frontière hongroise. Ils s’entendent bien, sont efficaces et bientôt, ils deviennent amants. Elle se rend à nouveau en Pologne en juin et rend visite à sa famille à Varsovie. Inquiète pour la sécurité de sa mère qui est d’origine juive, elle la supplie de partir mais cette dernière qui enseigne le Français à de jeunes enfants refuse. Jusque-là Krystyna a eu de la chance, ses déplacements se sont toujours bien passés. Mais peu après lors d’un autre voyage vers la Pologne, son compagnon et elle-même sont appréhendés par des gardes slovaques qui les menacent de les remettre à la Gestapo. Malgré des interrogatoires brutaux, ils ne parlent pas et proposent de l’argent à leurs geôliers. Ils s’en sortent finalement mais ils sont désormais connus de la police slovaque et davantage exposés au danger. Kowerski qui aide des pilotes polonais à passer clandestinement en Yougoslavie est de plus surveillé par la police hongroise et la Gestapo. 

À la mi-novembre 1940, Krystyna effectue un quatrième voyage vers la Pologne et elle tombe malade à cause d’une mauvaise grippe. Par ailleurs l’étau se resserre autour du couple et aux premières heures du 24 janvier 1941, la police investit leur appartement et ils sont interrogés par la Gestapo. Mais l’état des poumons de Krystyna va les sauver : un médecin les fait relâcher. Encore sous surveillance, le couple décide de demander l’aide de l’ambassade britannique et du ministre Sir Owen O’Malley, que la Polonaise connaît. Il leur procure de faux passeports britanniques : « Andrew Kennedy » et « Christine Granville » parviennent ainsi à fuir en voiture. Ils atteignent la Turquie, pays neutre dans ce conflit. Elle décide de faire venir son mari, Gizycki, à Istanbul où il arrive depuis la Gambie en mars. Avec l’aval de Londres, elle compte l’envoyer à leur place poursuivre leur tâche à Budapest. Mais lorsqu’il arrive sur place, les soldats hongrois sont sur le point de se joindre aux Nazis pour l’invasion de la Yougoslavie et les relations diplomatiques avec les Britanniques sont rompues. Gizycki doit évacuer la ville et part avec les équipes de O’Malley. 

Stages de formation pour agents spéciaux au Caire


Pendant ce temps, Krystyna et son compagnon traversent péniblement la Syrie, atteignent Jérusalem et enfin en mai 1941, le Caire et le siège du Special Operation Executive (SOE) qui désormais chapeaute la Section D. L’accueil qu’on leur fait est plutôt froid : le gouvernement polonais en exil à Londres a fustigé les réseaux amateurs qui ont été infiltré par les services allemands. On se méfie d’eux malgré les preuves qu’ils donnent pour se défendre, notamment des documents microfilmés prouvant l’invasion imminente de la Russie par l’Allemagne. Le mari de Krystyna, revenu au Caire, est furieux du traitement qui leur est réservé. La polonaise en profite pour lui demander d’officialiser leur séparation : meurtri, il émigrera par la suite au Canada. Peu après il est proposé à Krystyna de travailler au chiffrement et d’être formée comme opératrice-radio. Son compagnon quant à lui deviendra instructeur en parachutage pour le SOE. Elle accepte et suit également un stage de parachutage; la prise de risque sur le terrain lui manque et elle espère ainsi être envoyée en mission. Plusieurs années passent avant que ce ne soit décidé au printemps 1944. 

Parachutage, Résistance et coups d’éclat en France


Krystyna a appris le Français à l’école et maîtrise parfaitement la langue. Elle doit se rendre dans le sud de la France et remplacer le courrier Cecily Lefort arrêtée en juin à Montélimar. Elle rejoint Alger où se trouve la section française de « Massingham », antenne du SOE en Algérie. Elle reçoit des faux papiers et un nouveau nom :

« Jacqueline Armand », nom de code « Pauline ». 
Dans la nuit du 6 au 7 juillet 1944, deux bombardiers Halifax du squadron 624 de la Royal Air Force partis d’Alger survolent la Drop Zone « Taille-Crayon » (Vercors). À bord de l’un d’entre eux, une équipe d’agents chargés d’aménager un terrain d’atterrissage capable d’accueillir des bimoteurs Dakota C47 qui pourraient ainsi acheminer de grande quantité de matériel et de vivres à la Résistance. À bord du second appareil, une dizaine de containers sont parachutés avant que Krystyna ne s’élance dans le vide au-dessus de Vassieux-en-Vercors. Quatre jours après elle rencontre son chef, Francis Cammaerts, 28 ans, à la tête du réseau Jockey, chargé de coordonner l’action de groupes de résistants entre la vallée du Rhône, la Riviera et Grenoble. Ils parviennent à fuir le Vercors avant l’arrivée des troupes allemandes courant juillet. Toutes les routes d’accès étant investies par l’ennemi, ils descendent du plateau par le col du Rousset puis traversent la Drôme à la nage avant de filer vers Digne. Peu après Krystyna est envoyée à la frontière dans les Alpes où elle est chargée de convaincre nombre de Polonais engagés au service des forces de l'Axe de changer de camp. Un jour au Col de Larche (frontière Alpes-de-Haute-Provence / Piémont), munie d’un drapeau polonais et hélant les hommes dans sa langue natale, elle parvient à faire déserter environ 200 de ses compatriotes ! « Miss Pauline » gagne le respect des hommes.
Mais elle va s’illustrer davantage avec une autre action d’éclat. Le 13 août, alors qu’elle accompagne un groupe de Polonais dans un maquis près de Seyne-lès-Alpes (Alpes-de-Haute-Provence) elle apprend que Francis, son lieutenant Xan Fielding et Christian Sorensen ont été arrêté à un barrage à Digne, sur la route Napoléon entre Cannes et Grenoble. Malgré les avertissements et mises en garde de ses compagnons qui considèrent sa décision comme un acte de folie, elle enfourche son vélo et parcourt près de 40 kilomètres jusqu’à la gendarmerie de Digne où elle supplie et finit par trouver un gendarme, Albert Schenck, officier de liaison avec les Allemands, prêt à lui arranger une entrevue avec le chef de la Gestapo locale, « Max ». Il lui conseille d’apporter une grosse somme d’argent afin d’être plus convaincante. Dès le lendemain soir, suite à un message envoyé à Alger, deux millions de francs sont parachutés. Deux jours après l’arrestation, le 15 août, alors que le Débarquement allié vient d’avoir lieu en Provence, une rencontre est organisée avec Max : après plusieurs heures de négociation, il accepte l’offre de Krystyna, deux millions et une garantie de protection en échange de la libération de trois prisonniers. Francis et ses deux compagnons d’infortune sont relâchés quelques heures seulement avant leur exécution. 

Les troupes alliées libèrent progressivement la région et les Allemands fuient vers le nord. Digne, Gap et Grenoble sont libérés à la fin août mais le travail de Krystyna n’est pas terminé. Elle est envoyée en décembre dans le sud de l’Italie d’où elle doit rejoindre la Pologne ; toutefois la mission est annulée à cause de la présence des forces de l’Union Soviétique, qui œuvre pour faire entrer le pays dans son giron. 

La précarité après la guerre


Elle retourne au Caire où elle obtient un poste au quartier-général du Moyen-Orient. Elle est rémunérée par le SOE jusqu’en décembre 1945, date de la dissolution des services. Krystyna se retrouve alors seule, sans ressource ; la guerre est finie et son avenir incertain. Elle apprend de plus que sa mère est morte en prison suite à son arrestation par les Nazis. Et comble de malheur, elle ne peut pas retourner chez elle à cause de l’occupation soviétique. Elle finit par demander sa naturalisation en Angleterre qu’elle obtiendra seulement en décembre 1946. Elle choisira de ne pas rejoindre Kowerski qui, désormais citoyen allemand, l’aurait bien épousée. 
En attendant la régularisation de sa situation elle exerce de petits métiers, comme opératrice téléphonique ou vendeuse chez Harrods, et vit dans une certaine précarité. En 1947 munie de son passeport anglais, elle fuit la misère de Londres pour le Kenya. Après avoir reçu la croix de guerre française, c’est à Nairobi qu’elle sera distinguée de la George Medal et la médaille de l’Ordre de l’Empire britannique. Nostalgique, la vie en Afrique lui rappelle l’avant-guerre et la vie avec son second mari Gizycki. Elle rentre finalement en Angleterre en 1949 mais, souhaitant voyager, Krystyna devient hôtesse sur un bateau de croisière pour une compagnie de néozélandaise en mai 1951. Un homme, Dennis Muldonwney, un des responsables du personnel navigant, va s’éprendre d’elle et lui faire la cour jusqu’au harcèlement et à la folie. En juin 1952, après avoir essuyé un énième refus, il la poignarde à la poitrine et elle meurt peu après. 

Conclusions d’une vie trépidante


Selon les propres mots de Krystyna, cette période de guerre lui a permis de vivre l’aventure, et de découvrir le sens véritable du mot camaraderie. Elle disait toujours qu'elle détestait les corvées inhérentes à la vie au foyer, préférant même loger à l’hôtel afin d’échapper au ménage et à la préparation des repas. On l’imaginait donc mal se marier et se fixer définitivement.
Il a été dit qu’elle aurait rencontré Ian Fleming, le célèbre auteur de James Bond, qu’ils auraient eu une liaison et qu’elle aurait inspiré l’un de ses personnages, mais rien n’est moins sûr. Il est certain en revanche que la vie de Krystyna Skarbek a ressemblé à un roman dont elle a été l’héroïne. 
Depuis peu une « plaque bleue », plaque commémorative apposée sur un bâtiment afin de commémorer une personne ou un événement, lui est consacrée à Londres : 

Bibliographie et webographie
“Christine : SOE agent and Churchill’s favourite spy: a search for Christine Granville”, Madeleine Masson, 2005, (édition 1975 avec preface de Cammaerts)
“The spy who loved, the secrets and lives of Christine Granville”, Claire Mulley, 2012
“Beaurepaire, les années terribles; 1939-1945”, M. Beyron et JM Charamel, 1982
https://nigelperrin.com/christinegranville.htm : biographie de Krystyna Skarbek en anglais

Voir aussi la vidéo intitulée « comtesse courage » réalisée par Jacques Mouriquand
https://www.youtube.com/watch?fbclid=IwAR0p1oWDUw-qWARE68A_rR54EmulQeCLI1Y8dXfZBf9QpIlSBQpLEO77AAc&v=6cjzkfFzeS0&feature=youtu.be 

 

Presse récente
The Guardian, 16 septembre 2020 « Blue plaque to be unveiled for woman who was Churchill’s favourite spy”
Le Monde, 7 août 2019, « Guerre secrète : Christine Granville, espionne polonaise »