NADEGE BERAUD KAUFFMANN

HISTOIRE

Deux frères et la Grande Guerre

Confusion
Jean-Joseph et André-Michel étaient respectivement mes arrière-grand-oncle et arrière-grand-père paternels. Jean-Joseph est mort à la guerre de 14. Mais bizarrement, moi j’ai toujours entendu parler d’un « Clément » mort à la Grande guerre. Pourquoi Clément ? Même ma grand-mère arrivée dans la famille dans les années 1940 l’appelait ainsi. C’est également ce prénom qui est gravé sur le Monument aux Morts d’Eyzin-Pinet, une petite commune du nord de l’Isère près de Vienne, où s’est implantée la famille Béraud il y a maintenant un peu plus de cent-cinquante ans. 

Vue d'ensemble du Monument aux morts de la commune D'Eyzin-Pinet et détail de la plaque comportant la liste des noms d'hommes morts pour la France et où figure le nom de Béraud Clément. 

Pourtant vous le verrez, il s’agit bien de Jean-Joseph même si aucune mention marginale des circonstances de son décès ne figure dans son acte de naissance. 

Acte de naissance de Jean-Joseph Béraud, 21 juillet 1888, Eyzin-Pinet-Pinet

Peut-être une confusion s’est-elle produite avec son petit neveu, Clément-Joseph, né en avril 1915 ? D’ailleurs le second prénom du petit garçon a certainement été donné en hommage à cet oncle tombé au combat quelques mois seulement avant sa naissance. Mon enquête ne m’aura pas permis d’éclaircir ce mystère concernant la confusion des prénoms. Mais maintenant j’en sais davantage sur cet arrière-grand-oncle dont j’ai beaucoup entendu parler. Je vous invite à remonter le temps jusqu’au début du XXe siècle. La France commence alors à avoir maille à partir avec certaines de ses colonies, notamment le Maroc, lorsque le conflit mondial éclate en Europe. 

 

 

Le service militaire aux colonies (AFN)
Au début du siècle dernier, comme tous les jeunes hommes de vingt ans alors déclarés aptes, André-Michel et Jean-Joseph sont appelés sous les drapeaux afin d’effectuer leurs deux années de service militaire. Tous deux sont nés et demeurent à Eyzin-Pinet qui se trouve non loin de Vienne (Isère). De même que leurs ancêtres depuis plusieurs générations, ils sont agriculteurs et vivent avec leur père au Hameau de la Garde. Ils ont perdu leur mère Françoise en 1899 et depuis le père s’est remarié. Françoise ne connaîtra pas l’angoisse de devoir laisser partir ses deux fils à la guerre…

C’est en 1905 qu’une loi met fin au tirage au sort et impose un service militaire personnel et obligatoire pour tous d’une durée de deux ans. André-Michel fait partie de la « classe 1906 » et est le premier des deux frères à être intégré à l’armée d’active. Affecté au 5e Escadron du Train et des Équipements Militaires il est incorporé à compter du 1er octobre 1907.
 C’est durant son absence que son père mourra, le 24 janvier 1908, laissant son jeune frère de dix-huit ans seul avec sa belle-mère pour s’occuper des terres de la petite exploitation familiale. Il se trouve alors très loin du côté des colonies d’Afrique du Nord et est dans l’incapacité de revenir. Il est envoyé au Maroc entre le 3 mai et le 31 octobre 1908, alors que le sentiment anti-français se développe et que l’armée française est chargée d’y rétablir l’ordre. Puis il passe le reste de son service en Algérie. 

Carte Postale, Caserne du Train et des Équipages d’Oran, Algérie, début XXe siècle

Il est nommé 1ère classe le 19 septembre 1909 et recevra une décoration militaire, la Médaille du Maroc. Il rentre enfin d’Algérie le 29 septembre 1909 et aura ainsi effectué ses deux ans de service dans l’armée d’active. 
Les retrouvailles des deux frères sont de courte durée puisque Jean-Joseph, de la « classe 1908 », se trouve incorporé le 8 octobre 1909 soit un peu plus d’une semaine seulement après le retour d’André-Michel. Chasseur de 2e classe au 14e Bataillon j’ignore quelle a été alors son affectation exacte. Comme en atteste son journal de marche, le 14e Bataillon était en tout cas présent au Maroc en 1912 dans le cadre de l’opération de « pacification » du Général Lyautey et ce jusqu’à la mobilisation du 3 août 1914, date à laquelle l’unité revient en Métropole. 

Pendant ce temps l’aîné André-Michel se retrouve donc à son tour seul dans la maison du Hameau de la Garde pour accomplir les travaux agricoles et entretenir la propriété familiale. Peu après en 1910, il épouse Antoinette Béraud sa cousine germaine issue d’une branche de la famille originaire du village de Oytier-Saint-Oblas, qui se trouve à une douzaine de kilomètres de là. On dit chez moi que ce mariage était arrangé afin de permettre le regroupement des terres de chaque branche. Cela se pratiquait beaucoup dans l’ancien temps où les questions d’ordre pragmatique passaient avant les sentiments ! Leur premier enfant André-Camille est né le 30 avril 1911 en l’absence de l’oncle Jean-Joseph qui ne reviendra que le 24 septembre suivant, une fois son service de deux ans achevé. Trois ans s’écoulent ensuite au rythme des saisons et des récoltes et à la veille de la guerre, Jean-Joseph, célibataire, vit toujours à la Garde auprès de son frère et de sa famille.

L’enrôlement dans la Grande Guerre en pleine période de moisson
Les deux hommes ont déjà rempli leurs obligations militaires et sont donc à ce titre en réserve de l’armée d’active lorsque le conflit éclate. Âgé respectivement de 26 et de presque 28 ans ils doivent laisser leur femme et belle-sœur, ainsi que trois bambins : le plus âgé a trois ans et mon grand-père Albert n’a pas encore un an. Le 2 août ils sont appelés, de même que quatre millions d’hommes, à se rendre à leur régiment. 
La mobilisation générale est proclamée alors que les moissons ne sont pas encore terminées : dans les campagnes, à l’inquiétude des femmes et des enfants de voir partir leurs époux et pères à la guerre, s’ajoute celle de ne pas pouvoir boucler les récoltes. 

L’aîné des deux frères, André-Michel, numéro de matricule 588, est donc rappelé à l’active et arrive au corps le 3 août. Il retrouve l’Escadron du Train et des Équipements Militaires et est incorporé à la 11e compagnie du 14e Escadron du train ; il est « aux armées » dès le 16 août et rejoint dans un premier temps la Caserne de la Part-Dieu à Lyon. 
Au sein d’un Escadron du train, les hommes sont chargés de diverses missions de logistique et de transport ; des détachements sont envoyés sur le front pour soutenir l’état-major du Corps d’Armée auquel ils sont rattachés, assurer la fourniture de convois administratifs et auxiliaires, le ravitaillement en nourriture et munitions, former des compagnies hippomobiles, des boulangeries de campagne et des compagnies sanitaires, conduire les véhicules pour aller chercher des blessés ou pour transporter des troupes. Les soldats du train sont familièrement appelés les "Trainglots", car ils sont dotés d’un mousqueton de cavalerie particulier équipé d’une tringle de suspension. Le 14e Escadron du Train est rattaché au 14e Corps d’Armée dont va faire partie, dès le 18 août, le 14e Bataillon de Chasseurs à Pied que va intégrer le jeune frère d’André-Michel. 

Jean-Joseph quant à lui, numéro de matricule 666 – un mauvais présage ? - est affecté au 14e Bataillon de Chasseurs à Pied (BCP).

Fiche d’enrôlement de Jean-Joseph Béraud, Archives départementales de l’Isère, cote 11 NUM/1R1472 02

Arrivé au corps le 2 août, il part pour les Vosges et va être confronté à la Bataille des Frontières. Avec les camarades de la 1ère et de la 6e compagnies il rejoint d’abord la caserne de Grenoble d’où il part en train pour le nord. Le convoi passe par Chambéry – Aix – Culoz – Ambérieu – Bourg – Dôle – Besançon – Belfort – Lure – Épinal – et les soldats débarquent enfin à Laveline dans les Vosges. La suite se fait à pied : départ de Laveline le 10 août en direction du col de Sainte-Marie par Wissembach (Vosges). Du 11 au 17 août, les hommes effectuent des mouvements sur la piste frontière et attendent. 

Pendant ce temps un peu plus au nord, le 14 août, débute la Bataille du Donon au Col du même nom (Vosges). Puis le 15 au nord du front, les Allemands en terminent avec les forts belges et s’apprêtent à mettre en œuvre le Plan Schlieffen sur le sol français. Ils projettent de se déplacer en arc de cercle depuis la Belgique et les Ardennes jusqu’à Paris afin d’assurer à la fois la prise de la capitale et l’encerclement de l’Armée de Joffre. Ce plan est tout à fait pertinent puisque les Français, eux, attendent l’ennemi plus au sud à la hauteur de l’Alsace-Moselle, annexées depuis 1871. 
Dès le 7 août la 1ère Armée a en effet effectué une offensive afin de reprendre ces territoires annexés. Elle est repoussée à Mulhouse et tente à nouveau sa chance le 19 août mais sans parvenir à ses fins. S’ensuivent la Bataille des Ardennes et le début de l’avancée de l’allemande vers la Marne, qui menace bientôt Paris…

 

 

La fureur des combats
Le 18 au soir, alors que le 14e BCP est rattaché à la 1ère Armée et mis à la disposition du 14e Corps d’Armée, l’alerte est donnée. L’unité de Jean-Joseph Béraud se trouve alors dans la Vallée de la Bruche (Bas-Rhin) et l’ennemi est signalé à une quinzaine de kilomètres seulement vers le sud, à Lubine et au Col d’Urbéis (limitrophe de l’Alsace). Les hommes ont ordre de s’y rendre et le 20 août a lieu la première grande escarmouche pour eux, la Bataille du Champ du feu. Plusieurs morts, blessés et disparus sont à déplorer mais ce n’est malheureusement que le commencement. Le 14e BCP est rejoint par le 7e et les soldats font des sauts de puce selon les positions de l’ennemi qui parvient à s’insinuer par le nord-est : d’abord dans le secteur Colroy-la-Roche, Ranrupt et Saint-Blaise-la-Roche (Bas-Rhin). Puis après leur échec lors de la Bataille de Mortagne, dès le 22 – 23 août, les Français ne vont cesser de reculer, lentement, en direction du sud-ouest. Après avoir passé deux jours près de Saales et de Saulxures (Bas-Rhin), le 14e BCP rejoint la rive gauche de la Meurthe dans le secteur d’Etival, de Saint-Michel-sur-Meurthe et de Raon-l’Étape (Vosges) où des combats intenses, appuyés par l’artillerie lourde et les obusiers ennemis, se déroulent le 26. Les Français reculent encore un peu plus, en direction du sud-ouest ; c’est à Nompatelize (Vosges) que les soldats s’affrontent pied à pied. Les pertes sont lourdes le 29 août : 18 morts, 134 blessés et 70 disparus pour cette seule journée ! Toutefois le Bataillon tient Nompatelize en cantonnement d’alerte et les compagnies se terrent dans plusieurs tranchées ; des combats ont lieu dans ce secteur et près de la Bourgonce (Vosges) jusqu’au 5 septembre. Les hommes ont peur au point que pour quelques-uns tous les moyens sont bons pour échapper au combat. Et pour eux l’armée n’aura aucune pitié. Le 5 septembre trois chasseurs sont fusillés pour mutilations volontaires. La fureur des combats, la puissance de feu de l’artillerie ennemie qui tire les soldats français comme des lapins et la progression des Allemands causent de nombreux morts ainsi qu’un certain effroi dans les rangs français. Le 14e BCP doit finalement se replier vers la Croix Idoux où des combats ont encore lieu les 6 et 7 septembre. Le 8 septembre offre un répit aux soldats. Quatre chasseurs passés en conseil de guerre pour mutilations volontaires sont cette fois graciés. Les officiers ont-ils rapidement compris que l’indulgence était préférable à l’intransigeance ? 

 

 

La journée fatale
Le 9 septembre en début d’après-midi, Jean-Joseph Béraud ainsi qu’une partie du 14e BCP, se trouve dans le secteur de Bois des Champs au sud de la Bourgonce (Vosges), probablement dans une ferme. Les armes se sont tues offrant un répit et l’heure est à la détente. Jean-Joseph discute avec l’un de ses camarades. Mais son ami se rappelle qu’il est de corvée pour aller chercher de l’eau au puits. Jean-Joseph lui propose alors d’y aller à sa place. Pourquoi ? Lui avait-il rendu un service auparavant et lui devait-il une corvée ? Son ami était-il malade ou très fatigué ? Il est presque 15 heures lorsque Jean-Joseph s’approche du puits. Quelques minutes après, à 15 heures précises, des obus allemands tombent subitement dans la partie des bois occupée par le Bataillon. L’un d’eux explose près du puits blessant grièvement le soldat Béraud qui n’a pas eu le temps de se mettre à l’abri. 

Extrait du « Journal des marches et opérations du 14e bataillon de chasseurs » ; état nominatif des blessés, morts ou disparus du 9 septembre 1914 et d’une partie du 10. On peut voir le nom « Béraud » sur la dernière ligne du 9. 

Les ambulances sont là mais il ne pourra pas être sauvé : il va mourir des suites de ses blessures peu après.

Fiche de décès conservée sur le site www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr

A-t-il pu revoir son frère André-Michel ? Ce dernier a affirmé par la suite qu’ils étaient ensemble au front. Faisait-il partie d’un détachement chargé du ravitaillement et porté au 14e BCP le 30 août ? Conduisait-il une ambulance ? Ou était-il déjà mobilisé dans la Marne ? Mon arrière-grand-père André-Michel ne l’a jamais précisé. Son quatrième enfant, un fils, naît en son absence en avril 1915 ; il sera baptisé Clément – Joseph en souvenir de son oncle.

 

 

Les Allemands sont repoussés
La situation du 14e Corps d’Armée s’améliore dans les jours qui suivent : le 11 septembre l’ennemi entame la retraite et le 12, les armées du nord remportent une « victoire incontestable ». C’est en effet la fin de la Bataille de la Marne, Paris est sauvée et les Allemands doivent reculer depuis la Marne dans l’Aisne à 20 km au nord. Mais les Français ne parviennent pas par la suite à les repousser dans leurs frontières : la guerre se poursuit, les tranchées bientôt se figent et après la « Guerre de mouvement » place à la « Guerre de position ». André-Michel Béraud reste mobilisé, d’abord à l’Escadron du Train avant d’être affecté au 19e Régiment de Dragons (cavalerie) et enfin, à nouveau au 9e Escadron du Train. Malade, il est évacué le 29 novembre 1916. Mais il repart aux armées le 1er juillet 1917. Le 26 janvier 1918, alors père de quatre enfants, il demande pour ce motif à être mis en retrait. Il rentre au dépôt le 4 novembre 1918 quelques jours seulement avant la conclusion de l’Armistice. Il est finalement démobilisé le 16 février 1919 peu de temps avant sa classe.

 La vie continue ainsi pour André-Michel qui aura d’autres enfants avec Antoinette et mourra en 1972. Après la guerre il recevra pour son frère mort pour la France un document honorifique offert par l’Union des Grandes Associations françaises, conservé depuis par ma famille : 

Sources : « Journal des marches et opérations du 14e bataillon de chasseurs » disponible sur Mémoires des Hommes www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr
Fiche d’enrôlement Jean-Joseph Béraud, Archives départementales de l’Isère, cote 11 NUM/1R1472 02
Fiche de décès de Jean-Joseph Béraud, www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr 

Bibliographie : « 14e escadron du train des équipages militaires – Historique – Guerre 1914-1918 », Henri-Charles Lavauzelle, éditeur militaire, Paris, 1920