NADEGE BERAUD KAUFFMANN

HISTOIRE

Renée Jolivot, résistante et militante

Naissance à l’aube d’une guerre

Renée voit le jour le 6 mai 1913 à Givry, une petite commune de Saône-et-Loire. La famille Jolivot est native de ce territoire où se sont mariés Joanny Jolivot et Marie-Clotilde Barbey, les parents de Renée, le 29 novembre 1908. Lorsqu’elle vient au monde elle a déjà deux aînés, un frère Paul-Philibert né en 1909 et une sœur Yvonne née en 1911. A peine arrivée sur terre Renée connaît les vicissitudes de la vie et l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Elle ne gardera aucun souvenir de son père qui, enrôlé au 10e Régiment de Cuirassiers, meurt de maladie à la fin de l’année 1915 dans un hôpital militaire de Lyon[i]. La vie n’épargne guère son enfance puisque sa mère décède quelques années seulement après.

La fratrie est ensuite séparée : les deux fillettes orphelines et pupilles de la Nation sont confiées à leur grand-mère maternelle, Annette Barbey, avec laquelle elles vivent en 1921[ii] tandis que son frère est recueilli par des aïeux de la branche paternelle de la famille. Agée alors de cinquante-sept ans Madame Barbey est marchande foraine et demeure au 14, rue de l’Hôtel de Ville à Givry. Le temps passe et les années Trente n’augurent rien de bon mais malgré tout, la vie continue pour tous ; Renée grandit et apprend le métier de coiffeuse. A la veille de la Seconde Guerre mondiale cette jeune femme de vingt-six ans, dotée d’un fort caractère et d’une volonté d’indépendance inébranlable, vit à Lyon et possède son propre salon de coiffure. C’est à son tour maintenant d’aider sa grand-mère vieillissante dont elle assume désormais la charge[iii].

 

 

La guerre, encore : Renée devient « Lisette »

L’histoire se répète et en 1939, lorsque le second conflit mondial éclate, son frère Paul est enrôlé à son tour. Il confie sa femme enceinte et leur fils de six ans à Renée qui réussit à les mettre à l’abri dans les Mont d’Or près de Lyon. La jeune femme est très attachée à ses proches et considère la solidarité familiale comme un devoir. Elle se met ainsi en quatre pour prendre soin de son neveu et de sa belle-sœur, d’autant que cette dernière est bientôt à nouveau maman et donne naissance à un petit garçon qui arrive bien mal à propos ; il voit le jour le 10 mai 1940 en pleine offensive allemande sur notre région[iv]. Rapidement c’est la débâcle et l’armée ennemie pénètre dans Lyon, ville ouverte, le 19 juin.

 

« Je me souviendrai toujours de l’effondrement que j’éprouvais le jour où j’assistais, sur la route de Collonges-au-Mont-d’Or, à l’envahissement de notre région par les colonnes allemandes »

Extrait du témoignage de Renée Jolivot au Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale le 22 avril 1961

 

Les habitants abasourdis par la rapidité de la défection de leur armée assistent impuissants à l’arrivée des Allemands qui prennent possession de leur cité. La chape de plomb qui s’abat sur l’ancienne capitale des Gaules contraste avec la grande clarté de cette belle après-midi de printemps. Le fatalisme l’emporte et beaucoup se résignent. Quant à Renée elle poursuit son activité dans son salon. Elle s’entretient souvent avec l’une de ses amies, Georgette Bédat-Gerbaud, professeure de piano et de nombreuses heures durant, les deux femmes évoquent la guerre et déplorent la défaite. Renée n’a pas entendu l’appel du 18 juin mais quelques mois après, elle apprend qu’un groupe de Français réfugiés en Angleterre a suivi le Général de Gaulle en exil. Dès 1941 son amie Georgette reçoit en effet des nouvelles d’anciens élèves en exil à Londres. Elle entre en contact avec eux et aide les parachutés. A ce moment-là Renée n’en sait pas davantage ; elle est au courant des activités de son amie mais elle n’y prend pas part. Elle est consciente des dangers, reste discrète et ne pose pas de question. Mais avec la tournure que les évènements prennent, elle va passer du statut de spectatrice en retrait à celui d’actrice engagée.

 

Au début du mois d’octobre 1942 son amie entre précipitamment chez elle, affolée, parce que la Gestapo est en train de fouiller son appartement. Sa concierge l’a prévenue dès son arrivée et elle a pu s’éclipser discrètement. C’est alors que Renée bascule dans l’action résistante en lui proposant spontanément que ses amis de Londres soient envoyés dans son propre appartement du 28, Cours Vitton, situé au rez-de-chaussée d’un immeuble du sixième arrondissement de Lyon. Sur recommandation du radio « Lug »[v] la jeune femme qui se fait désormais appeler « Lisette » est rapidement intégrée au réseau. Elle reçoit directement chez elle du courrier codé et abrite des agents en attente de transfert vers l’Angleterre. Paul Rivière membre de Combat puis des Mouvements Unis de la Résistance (MUR) et bientôt responsable du SAP, lui apporte régulièrement du matériel - valises radio, armes et matériel d’imprimerie - parachuté dans la région et destiné à être réparti ensuite entre des groupes de partisans[vi]. Parfois les radios-opérateurs clandestins émettent aussi de chez elle grâce à une antenne sommairement installée dans la cour et camouflée en étendage. Les risques pris sont bien évidemment énormes alors que l’étau de la Gestapo est en train de se resserrer sur toute la résistance lyonnaise.

Parallèlement à ces activités illicites, Renée poursuit son activité professionnelle et reste cheftaine de Louveteaux des « Eclaireurs de France »[vii]. Mais le zèle de Klaus Barbie et de ses équipes portant malheureusement leurs fruits, elle est finalement découverte : le lendemain matin de l’arrestation de Jean Moulin, le 22 juin 1943, des agents Allemands perquisitionnent l’appartement de Madame Renée Jolivot alias « Lisette ». Ils trouvent des documents compromettants notamment une fausse carte d’identité encore vierge comportant la photo d’un jeune homme d’une vingtaine d’années. Et encore, ils ne mettent pas immédiatement la main sur le pactole camouflé dans sa cave l’avant-veille : des postes émetteurs et du matériel d’imprimerie. À l’instant même où la sinistre police investit son logement, la jeune femme se trouve au travail dans son salon de coiffure au 126, rue Bugeaud à trois pâtés de maison de là. Mais elle n’échappe pas aux mailles du filet puisqu’elle est arrêtée peu après, à 11 heures du matin. On lui demande à qui est destinée cette carte trouvée chez elle quelques minutes auparavant. Renée qui présente son propriétaire comme un ami lui invente un nom, prétend qu’il l’a oubliée là en attendant d’aller la faire faire. En réalité le document doit prochainement servir à un réfractaire[viii]souhaitant se réfugier en Espagne. Ses explications sont peu convaincantes pour des agents peu naïfs et maintenant rompus aux méthodes des résistants. Soupçonnée elle est emmenée tandis qu’on lui promet qu’il n’y en a pas pour plus d’une heure. Elle ne reviendra que deux ans après.

 

 

Arrestation et le cauchemar des prisons

L’École du service de santé militaire, 14, Avenue Berthelot, Lyon 7e

Après l’invasion de la zone sud la Gestapo installe son quartier général à l’Hôtel Terminus près de la gare de Perrache. Depuis le printemps 1943 le siège de la section IV du service de sécurité, dirigée par Klaus Barbie alias « Le boucher de Lyon », est établi à l’École de Santé.

 

Dans un premier temps Renée est conduite à l’École de Santé de l’avenue Berthelot où elle est déposée par une Traction-avant noire. Elle ne le sait pas encore mais ce n’est là que le début d’un long calvaire. Les prisonniers qui ont l’interdiction de parler entre eux sont enfermés dans les caves et gardés de près par des soldats en armes. Renée se retrouve parmi eux dans l’attente de son interrogatoire. Entre les murs de cette prison les brimades sont légion ; alors qu’elle patiente, observant silencieusement son environnement et les autres détenus, un prisonnier qui vient d’être passé à tabac est ramené sans ménagement parmi eux. Elle ne le reconnaît pas immédiatement à cause de son état mais il s’agit d’un des hommes des MUR déjà venu chez elle. Lucide, elle comprend à ce moment-là que le réseau est en partie grillé et que sa détention risque de durer bien plus longtemps que ce qui était prévu.

 

« Dès cet instant je compris que pour nous la partie était perdue et qu’il fallait essayer de s’en sortir avec le minimum de dégâts »

Propos de Rénée Jolivot, extraits de son article paru dans le Progrès en 1945

 

Elle découvre alors un environnement carcéral violent à l’extrême à l’égard de ceux qui sont considérés comme des « Terroristes »[ix] et où règne la terreur : brimades, punitions, cris des torturés, claques, coups de pied et coups derrière la tête font désormais partie de son univers. Combien de temps ce cauchemar va-t-il durer et que va-t-il advenir d’elle ?

 

La prison Montluc

Prison militaire située dans le 3e arrondissement de Lyon, Montluc sert désormais en 1943 de lieu de détention à de nombreux résistants capturés par les agents du régime nazi. 

 

Quelques jours seulement après son arrestation et alors qu’elle a déjà subi quelques interrogatoires musclés, Renée Jolivot est transférée à Montluc, la « prison de cauchemar » selon ses propres termes. La jeune femme est enfermée seule dans la cellule n°25. Il règne un terrible silence parfois subitement interrompu par les cris lointains de prisonniers emmenés sans ménagement à l’interrogatoire. Mais ce qui terrifie le plus Renée c’est le bruit des pas des bourreaux de la Gestapo qui approchent et ouvrent subitement la porte sans préavis. Elle craint bien plus la torture que la mort ! A deux reprises au cours de son incarcération à Montluc elle passe entre leurs mains et décrit leurs techniques bien rôdées : la première fois on fait mine de la rassurer, on lui fait croire qu’elle sera libérée bientôt faute de preuve contre elle. La seconde fois en revanche on tente de lui faire peur et on lui annonce qu’un certain « Jacky » a parlé et a décrit ses rôles de boîte aux lettres et d’agent de liaison ainsi que son aide pour du dépôt de matériel. Bref, les agents savent déjà tout en ce qui la concerne et connaissent précisément son rôle ; en revanche ils souhaiteraient lui soutirer les noms de ses comparses. Chose qu’elle réussira à ne pas dire. Elle reste prisonnière à Montluc deux longs mois mais son supplice est loin d’être terminé.

 

La prison de Fresnes

Située au sud de Paris, la prison de Fresnes est désormais en 1943 au service quasiment exclusif de l’occupant allemand qui y enferme ses prisonniers politiques. La surveillance et le fonctionnement de la structure est assuré par du personnel français.

 

Le 14 septembre 1943, soit presque trois mois après son arrestation, elle monte dans un train de prisonniers et elle est transférée à la prison de Fresnes qu’elle surnomme comme Montluc « le cauchemar ».

 

« Une immense prison aux murs de pierres grises et où l’on entrait par des souterrains »

Souvenirs de Renée Jolivot à propos de la prison de Fresnes

 

Les conditions de vie pour les prisonniers sont alors terribles à la fois du fait du traitement des prisonniers lors des interrogatoires mais aussi à cause de l’hygiène des cellules, insuffisante, et parfois même dévastatrice. Les maladies contagieuses sont légion : en mai 1943 par exemple, quelques mois avant l’arrivée de Renée, les bâtiments de Fresnes sont consignés durant plusieurs semaines à cause d’un cas de typhus[x]. Elle se retrouve dans une cellule glaciale pourvu d’une fenêtre fermée, aux vitres opaques, dotée de barreaux et régulièrement visitée par des rats. A l’intérieur, sur un côté, un lit de fer scellé au mur et en face une planche en guise de table, un tabouret et dans un coin un cabinet à chasse d’eau agrémenté d’un robinet. Il s’agit là d’un « luxe suprême »[xi] comparé au reste : toutes les prisons ne sont en effet alors pas encore pourvues de l’eau courante !

Malgré la sévérité de la surveillance les prisonniers parviennent à communiquer entre eux. Certains ne se verront jamais et ne connaîtront que leur voix. Lorsque l’on est captif dans un tel lieu et dans de telles circonstances, un petit rien peut égayer la vie. C’est ce qui arrive à Renée qui s’émeut un jour lorsqu’elle aperçoit un coin de ciel bleu et un oiseau posé sur le rebord de la fenêtre. Les marques de solidarité entre les prisonniers qui les aident à mieux supporter leur incarcération se multiplient comme ce soir du 9 octobre 1943. Cela fait un peu moins d’un mois que Renée se trouve à Fresnes. La cellule en face de la sienne est occupée par neuf jeunes garçons condamnés à mort devant être fusillés tôt le lendemain matin. Subitement, comme un dernier défi, ils entonnent la « Marseillaise » à laquelle répondent les prières d’autres prisonniers qui résonnent de longues minutes encore dans les couloirs sinistres de la prison.

 

Le camp de Compiègne

Dès 1941 le camp de Compiègne (Royallieu), après avoir servi de camp pour les prisonniers de guerre en 1940, est un camp de concentration où se mêlent résistants, militants syndicaux et Juifs entre autres et qui est géré exclusivement par l’administration allemande. De nombreux prisonniers seront déportés depuis ce camp vers Mauthausen, Ravensbrück, Buchenwald notamment.

 

Quelques semaines plus tard Renée Jolivot est transférée au camp de Compiègne dans l’attente de sa déportation. Les femmes, environ un millier à ce moment-là, y sont alors regroupées avant leur départ pour l’un des camps allemands.

 

« Un rassemblement hétéroclite de femmes de toutes conditions, de tous âges »

Renée Jolivot lorsqu’elle évoque les prisonnières du Camp de Compiègne

 

Aussi la sororité bat-elle son plein. Toutes ces femmes malgré un rude traitement de la part des Allemands considèrent les quelques jours passés à Compiègne comme une pause. Après avoir été séparées des hommes, chaque groupe est affecté à une baraque et les bâtiments de sexe opposé sont séparés par des barbelés. Mais ces barrières physiques n’empêchent pas les sons de passer. Le chant est utilisé comme soutien et est une preuve de solidarité entre les prisonniers. Les hommes apprennent aux femmes la chanson intitulée « Bonsoir de la France »[xii] :

 

« Bonsoir, à demain, mais demain pour mon cœur, que c’est loin … Je veux pourtant, si je dors, connaître du bonheur encore … Je veux, malgré tout, m’endormir, en rêvant près de vous … ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Bonsoir, Amis, bonsoir… Notre France vivra, notre France vivra, notre France vivra, libre, forte et heureuse, vive la France ! ».

 

 

L’enfer des camps en Allemagne 

Renée alias « Isard » : il s’agit du surnom qu’elle se donne durant son internement. L’isard, est un caprin que l’on trouve notamment dans les Pyrénées qui vit en troupeau sous la conduite d’une femelle. L’isard était le totem scout de Renée.  

 

Au début de l’année 1944, Renée Jolivot va passer du cauchemar à l’enfer. Le 21 janvier 1944 soit environ sept mois après son arrestation et son internement successif dans quatre lieux pénitentiaires, elle est subitement appelée, en pleine nuit. Elle rejoint d’autres femmes dans la cour, grelottant sous l’effet du froid et probablement de la peur. Toutes ont le cœur serré car elles connaissent la raison de leur présence ici. Elles sont nombreuses à partir en plus ou moins bonne santé, les valides réconfortant tant bien que mal les malades qui, pour certaines, tremblent aussi de fièvre. A trois heures du matin les prisonnières sont parquées dans des wagons à bestiaux par groupe de soixante ou soixante-dix, poussées sans ménagement par des gardiens SS qui aboient sur elle, les traitent sans aucun ménagement et leur donnent des coups de crosse. Une quarantaine d’hommes sont répartis dans chaque wagon et occupent déjà quasiment tout l’espace. Il n’y a pas d’eau. A leur habitude et pour se donner du courage les prisonnières entonnent la « Marseillaise ». Le voyage affreux dure trois jours et trois nuits, avec très peu d’espace et d’air et dans les conditions horribles que de nombreux témoins ont maintes fois décrites depuis et que l’on imagine donc très bien.

 

Ravensbrück

Le camp de concentration qui se trouve à 80 km au nord de Berlin dans une zone de dunes et de marécages est réservé aux femmes et dans une moindre mesure aux enfants.

 

Le train arrive non loin de la Baltique, de nuit ; c’est le camp de Ravensbrück. Il fait froid, de la neige s’est transformée en boue. Lorsqu’elles arrivent dans le camp elles aperçoivent d’autres prisonnières dans un état inquiétant, chétives, des « ombres »[xiii] vêtues de costumes rayés parfois en loques et qui portent un foulard ou un bonnet également à rayures. Renée Jolivot comme les autres prisonnières est dépourvue de sa singularité et de son identité : douchée, tondue, elle doit troquer ses vêtements contre un de ces vêtements rayés et des claquettes en bois. Numérotée, elle est affectée à un « block ». Dans cet autre monde les gardiennes se distinguent des autres par une bande rouge ou verte qu’elles portent sur un bras ; on les reconnaît également à leurs aboiements sur les prisonnières et aussi par les coups qu’elles leur portent. Les prisonnières rejoignent le troupeau.

 

« C’était l’ombre de la mort qui nous sautait à la gorge »

Impression de Renée Jolivot à son arrivée à Ravensbrück

 

Elles sont des condamnées politiques mélangées sans distonction avec des femmes ayant commis des délits ou des crimes, et commandées par ces condamnées de droit commun. Les conditions de vie sont terribles, déshumanisantes : elles mendient, elles sont décharnées, hâves, risquent à tout moment les coups, les morsures des chiens, la mort. Dans le baraquement de Renée, les femmes ont improvisé une infirmerie pour les plus faibles et les mourantes, nombreuses. Là encore la solidarité est de mise et la jeune femme qui s’attache rapidement à ses codétenues, sa nouvelle famille désormais, supporte difficilement les séparations.

Les prisonnières parviennent avec de bien maigres moyens à se remonter le moral et à ne pas baisser les bras : Renée qui a toujours été dotée d’un caractère dynamique se révèle boute-en-train[xiv] et est très active. Désormais « Isard », elle crée avec d’autres une chorale, monte des représentations de pièces de théâtre avec du matériel improvisé, organise des conférences… malgré la fatigue, les privations, les brimades et les souffrances, il en faut du caractère pour ne pas sombrer ! La haine et la colère empêchent parfois la résignation et permettent à certaines de tenir. Les conditions de travail forcé quotidien sont simples et rudes : ces femmes sont sur le pont de six heures du matin à six heures du soir, heure à laquelle elles ont le droit de rentrer à leur dortoir et de se reposer sur leur paillasse où la plupart épuisées s’écroulent et pour certaines souhaitent la mort. Les plus jeunes sont envoyés « au sable » pour le nivellement des dunes par tous les temps : pluie, froid, neige, grande chaleur. Toutes ont l’interdiction de relever la tête, de parler, ni même de s’arrêter au risque de se voir frapper par les gardiennes SS ou mordre par les chiens. En guise de nourriture, le midi, une ration de soupe frugale : simplement de l’eau au rutabaga ; le soir, un mince morceau de pain avec dix grammes de margarine. La réalité de ces camps ce sont aussi les femmes « NN » c’est-à-dire les « Nacht und Nebel»[xv], sur lesquels les SS tentent des expériences médicales et biologiques de toute sorte : injection, chirurgie, greffes… Certaines meurent rapidement, d’autres servent de cobayes dans des laboratoires.

Mais la volonté de survivre est la plus forte. La plupart des femmes se regroupent selon leurs origines et se retrouvent ainsi avec leurs compatriotes ce qui leur apporte du réconfort. Les Tziganes et les Russes notamment sont réputées pour leur refus de se soumettre passivement aux exigences de leurs geôliers.

 

« La Tour de Babel de l’horreur où l’esprit de chez nous se riait de la mort »

Renée Jolivot à propos du Camp de Ravensbrück

 

Le Kommando de femmes de Hanovre et la fin

Le Kommando de femmes de Hanovre-Limmer est situé rue Wunstorfer Strasse à côté de l’usine de caoutchouc Continental-Gummiwerk. Les prisonnières sont surtout Russes et Françaises et travaillent pour la marque Brandt.

 

Sans préavis Renée Jolivot est transférée au Kommando de Hanovre avec environ cinq cents compatriotes, après qu’on leur a fait croire non sans ironie qu’elles allaient rejoindre une usine de biscuits. La torture psychologique et les moqueries sont le lot quotidien de ces prisonnières. Après deux jours et deux nuits de transport dans des wagons à bestiaux et après avoir essuyé un bombardement anglais[xvi], les prisonnières atteignent le camp. Les conditions de vie sont aussi affreuses qu’ailleurs pour ces femmes qui se trouvent de plus sous la surveillance malveillante d’une commandante prussienne avide de pouvoir et complètement sadique. Le travail de douze heures par jour – ou de nuit - consiste à fabriquer des masques à gaz pour une usine de caoutchouc synthétique. Elles doivent en assembler huit à la minute sous les cris, les coups, et là encore avec l’interdiction de parler ni même de relever la tête. Le midi, une demi-heure de pause est accordée pour avaler une soupe infâme. Mais il semble que leur calvaire veuille bientôt prendre fin ; les prisonnières sont au courant que les Alliés avancent et que lentement le Reich s’écroule. L’espoir renaît et une flamme nouvelle brille dans les yeux de chaque détenue qui espère la liberté. Courant avril 1945 en effet l’ordre d’évacuation est donné : seuls les malades dont fait partie Renée sont laissées sur place. Les autres sont traînées au camp d’extermination de Bergen-Belsen où 80 % des prisonniers perdront la vie à cause du typhus[xvii].

Un matin, après trois jours de combats, les premiers soldats américains entrent et découvrent l’horreur. Ils sont accueillis par les ombres. Le drapeau français a été hissé et la Marseillaise entonnée, bien que l’état de fatigue et le moral des prisonnières ne leur permettent pas d’être enivrées par la libération et d’accueillir convenablement leurs sauveurs.

 

 

Retour à la vie

Renée rentre en France le 12 mai 1945. Lorsque l’on connaît son parcours, traînée de prisons en camps, comment imaginer une seule seconde qu’un retour à une vie « normale » soit possible ? Pour tous les survivants libérés et rentrés au pays, il sera extrêmement éprouvant de continuer à vivre avec de tels souvenirs et ces immenses souffrances physiques et morales. Heureux d’être libres et de retrouver leur famille, ils doivent pourtant composer avec la culpabilité de s’en être sortis. Peu après son retour Renée très affaiblie doit suivre un long traitement en Suisse avant de se voir attribuer une pension d’invalidité à 85 %. Elle trouve tout de même la force d’écrire son histoire, un témoignage publié par le journal le Progrès en juillet 1945, qu’elle raconte avec beaucoup de recul. Deux ans plus tard, grâce notamment à l’entremise de Paul Rivière qui témoigne de son rôle durant la guerre, elle reçoit la Médaille de la Résistance. Dans une lettre en date du 8 décembre 1955, le Colonel Roques, président de la section lyonnaise de la Fédération des Réseaux France Combattante, demande à Paul Rivière son soutien pour une demande de proposition de la Légion d’Honneur au nom de Madame Jolivot. Récompense qu’elle ne recevra jamais, à notre connaissance…

 

 

La (re)naissance d’une militante

Mais Renée Jolivot, battante dans l’âme, ne se laisse pas submerger par son vécu et ses souvenirs. Après avoir lutté en secret contre l’occupant puis bataillé pour sa propre survie dans les camps elle reprend le combat, féministe cette fois, dans lequel elle trouve certainement un exutoire à sa propre souffrance. Elle participe ainsi à une nouvelle lutte clandestine au bénéfice de femmes souhaitant avoir la maîtrise de leur corps et ce alors que l’avortement et les moyens de contraception sont encore interdits en France. Dès le début des années 1960, elle soutient la création d’un des premiers plannings familiaux à Lyon. Le 20 juin 1961, une cinquantaine de personnes participent à la réunion constitutive de l’association du Mouvement Français pour Le Planning Familial au Palais de la Bourse à Lyon sous la houlette de leur présidente, Renée Jolivot. Elle est choisie pour son statut et ses relations qui pourront la protéger et la préserver des ennuis éventuels liés à l’activité du planning. N’oublions pas que les droits accordés aux femmes progressent alors lentement et que les contestations qui pleuvent de tous bords sont parfois virulentes ! Mais peu importe à cette survivante endurcie qui a tant de fois frôlée la mort. Elle fait partie de celles que l’on surnomme « les Sorcières de la rue de Thou » - rue située dans le premier arrondissement de Lyon et où se déroule une assemblée Générale du Planning le 28 novembre 1962 – qui par exemple ramèneront des diaphragmes de Suisse ou d’Angleterre.

Les militants reconnaissent en elle une femme de caractère, une personnalité libre. Très attentive à la condition des femmes ainsi que des personnes âgées, elle sera conseillère municipale sous le mandat de Louis Pradel[xviii] et présidera une association de femmes à la retraite « Les femmes de notre temps ».

 

Madame Renée Jolivot en pleine prise de notes lors de la conférence sur le droit de vivre des personnes âgées le 25 février 1966, Collection Bibliothèque Municipale de Lyon, cote P0702 B02 05 623 00003

 

Elle meurt le 8 juin 1992 à Chapdes-Beaufort dans le Puy-de-Dôme. Une résidence pour personnes âgées du 8e arrondissement de Lyon, au 1 rue Jean Sarrasin, porte son nom.

 

Sources, bibliographie et remerciements :
Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon, fonds Geneviève et Paul Rivière, cote FMS 1819
Archives Départementales de Saône-et-Loire cote 6 E 221, tables décennales des naissances et tables décennales des des mariages – décès, période 1902-1932
https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr , fiche Joanny Jolivot
Le Progrès, articles-témoignages des 24 juillet 1945, 16 août 1945 et 12 septembre 1945 rédigés par Renée Jolivot
Archives Départementales du Rhône 3335 W 24 et 3335 W 3 dossier n°349
Fonds de la Commission Départementale de la Seconde Guerre mondiale, cote 31 JB 59
« Résistants à Lyon, Villeurbanne et aux alentours, 2824 engagements », Bruno Permezel, 2003
Archives non classées du Planning Familial de Lyon : Cahier d’Assemblée Général 1961 – 1971 ; Mémoire de maîtrise histoire contemporaine dir. Mme Françoise Thébaud, Université Lumière Lyon II « La création du planning familial à Lyon », Esther Jaboulay, 1996-1997

Remerciements à Madame Joannin de la Documentation du Planning Familial de Lyon.

Notes
[i] Joanny Jolivot n’est pas décédé au combat : il est donc indiqué « non mort pour la France » en marge de son acte de décès et ce malgré son enrôlement.
[ii] Selon le recensement de 1921.
[iii] Selon sa fiche de police établie lors de son arrestation, « nombre de personnes à charge : une grand-mère » (Archives Départementales du Rhône cote 3335W24 / 3335W3).
[iv] La première offensive allemande en région Rhône-Alpes se produit le 10 mai 1940. Une seconde attaque aura lieu les 1er et 2 juin avant que l’Armée allemande n’arrive à Lyon le 19 juin.
[v] Lug, du nom du dieu celte, est alors le pseudonyme du radio Maurice de Cheveigné, agent du BCRA.
[vi] D’après une attestation délivrée par Paul Rivière le 16 janvier 1948, Renée est agent P2 du SAP de la région R1.
[vii] Mouvement de scoutisme laïc.
[viii] Réfractaire au Service du Travail Obligatoire (STO) instauré début 1943.
[ix] Il s’agit du terme employé par les Occupants.
[x] Voir https://journals.openedition.org/criminocorpus/2554 , « La prison politique entre 1940 et 1944 : de la double peine aux camps nazis », Corinne Jaladieu.
[xi] Ce sont les propres mots de Madame Jolivot dans son article-témoignage paru dans le Progrès en 1945.
[xii] Ces paroles citées par Renée Jolivot dans son témoignage sont peut-être inspirées de la chanson « Bonsoir à la France » de Tino Rossi, 1942. Elle dit les avoir fredonné chaque soir durant ses quinze mois de captivité.
[xiii] Terme est employé par Madame Jolivot.
[xiv] C’est ainsi que la décrit Simone Rohner, ancienne déportée elle aussi à Ravensbrück et qui a cotoyé Renée.
[xv] Du nom du décret « Nacht und Nebel » ou « NN » contenant les directives du Maréchal Keitel ordonnant en 1941 la déportation des ennemis du Reich.
[xvi] Impossible de retrouver de quel bombardement précis il s’agit. Madame Jolivot ne donne pas de date mais on comprend qu’elle rejoint Hanovre durant l’hiver 1944 – 1945. Concernant Hanovre les bombardements anglais ont commencé fin 1943 et la ville a été sévèrement touchée à plusieurs reprises.
[xvii] Renée évoque Bergen-Belsen mais sans qu’elle ne le dise clairement, il semble qu’elle était très malade et qu’elle soit restée à hanovre. Ce camp est celui où la jeune Anne Franck est morte.
[xviii] Louis Pradel est maire de Lyon de 1957 à 1976.